«À tout jamais»

Depuis combien de temps était-il ici ? Il était toujours en vie, ça ne devait donc pas faire si longtemps. Qui aurait pu survivre longtemps dans cet enfer désertique ? Évidemment ils avaient dit que la punition serait de vivre ici pour... pour combien de temps déjà ? …pourquoi pensait-il qu'il avait été envoyé ici ? Il gisait dans le sable, incapable de bouger et encore moins de penser clairement. Mais, il savait qu'il devait bouger, que le froid viendrait rapidement. Comment était-il possible de survivre à de si grands écarts de température ? Ils avaient sûrement un truc infernal dans leur manche... Ils ?

     Et s'il restait ici, jusqu'à ce que la mort vienne le chercher ? D'une façon confuse, cette idée lui semblait familière, comme s'il y avait déjà pensé. Depuis combien de temps…

     Soudainement, le vent se leva, l'écartant de ses pensées incohérentes. Il devait trouver un refuge contre la tempête qui se pointait. Comment savait-il que ce serait une tempête ? Il savait pourtant qu'elle serait mauvaise. Il commença à marcher péniblement, mais où allait-il pouvoir trouver un refuge dans cet immense désert ? Partout, à perte de vue, il n'y avait que du sable, du sable par terre, des colonnes de sable dans les airs. Bien qu'il sentit l'inutilité de son action, il continuait d'avancer laborieusement. C'était comme si le sable le traversait, entrant par un orifice, sortant par un autre. Comment quelqu'un pouvait-il survivre avec tant de sable à l'intérieur ? Il avait l'impression que tous ses organes s'emplissaient de ce sable maudit qui l'entourait, mais extraordinairement, il continuait à avancer. Tout à coup, il se retrouva dans l’œil de la tempête et sut que c'était là le refuge qu'il cherchait. Il se laissa tomber sur le sol en attendant que la tempête se calme. Il ne rampait que pour rester au centre de l’œil; la tempête l'entourait de tous côtés et, lui, la suivait en son milieu.

     Aussi soudainement qu'elle avait commencé, la tempête cessa. Le sable tomba, littéralement, tout autour de lui et il se retrouva dans une dépression au milieu de nulle part. Il n'y avait plus aucun bruit, plus aucun souffle de vent. Rien. Le son de la tempête résonna dans ses oreilles dans le silence implacable qui s'en suivi. Il sut que la tempête s'était levée pour le forcer à bouger. Ils ne le laisseraient pas abandonner si facilement. Il se leva et marcha droit devant lui; qu'y avait-il d'autre à faire ?

     Il marcha jusqu'à ce qu'il s'effondre, à bout de forces. La nuit allait bientôt tomber, il pouvait sentir ses doigts mordants approcher. Le froid allait maintenant l'emprisonner dans une étreinte glacée qui était la chose la plus près de la mort qu'il pouvait imaginer. Depuis combien de temps tout ceci durait-il ? Il essayait souvent de se rappeler, mais savait que la plupart du temps il en était incapable. Pourquoi ? Était-il ici depuis si longtemps que le temps avait effacé tous ses souvenirs ? Non, c'était impossible. Il tenta de se concentrer, de rappeler à lui un souvenir, n'importe quoi avant son arrivée ici.

     Il avait de plus en plus froid et, soudain, une image se présenta à son souvenir, puis s'effaça aussitôt. Une femme, une très belle femme, puis un ciel différent, avec d'autres étoiles. Avait-il voyagé vers d'autres mondes ? Tout à coup, il eut une révélation : il était un pilote ! Il pouvait sentir, dans ses narines, l'odeur du carburant. Il se raccrocha à ce maigre souvenir comme si c'était la chose la plus précieuse. Mais pourquoi un pilote était-il ici ? Son vaisseau s'était-il écrasé ? Non, il savait qu'il était ici en punition. Mais pour quoi ? Sa tête lui faisait mal, il avait de plus en plus froid, si froid, en fait, qu'il savait que bientôt il ne pourrait plus bouger durant des heures. Il resterait là, conscient mais congelé, souffrant les pires attaques de la nuit glaciale jusqu'à ce que le soleil se lève de nouveau et lui bouille le sang dans les veines.

     À mesure que le froid engourdissait son corps, c'est comme si son esprit se libérait. Il put se rappeler... se rappeler que chaque nuit ses souvenirs lui revenaient ainsi, que chaque nuit, il revivait les événements qui l'avaient conduit ici. Ils avaient raison, c'était la punition la plus cruelle, mais avaient-ils raison lorsqu'ils disaient qu'il la méritait ? Qui pouvait mériter un tel châtiment ? N'avaient-ils donc aucuns dieux pour leur enseigner le pardon ?

*

     Elle était d'un esthétisme sans pareil, mais plus que cela, elle était un joyau aux yeux de ses pairs. Elle faisait partie de la plus haute hiérarchie de Casselli, la planète parfaite. Il s'y était rendu en tant que pilote lors du premier contact. Casselli devait — finalement ! — se joindre à l'alliance universelle et le président s'était personnellement déplacé afin de les accueillir. Stratégiquement, avoir une planète telle que Casselli au sein de l'alliance était parfait; surtout que l'alliance éprouvait des problèmes avec quelques-une des planètes non-unifiées et Casselli était situé en plein milieu du « territoire ennemi ». Évidemment personne n'utilisait le mot ennemi; ces planètes faisaient partie du mode non-unifié et il n'était aucunement question de guerre... pour l'instant. Mais avoir Casselli au rang des alliés était une bonne chose.

     Le jour de leur arrivée il y eut le banquet réglementaire avec tous les hauts dignitaires; il faisait parti des invités, à titre de curiosité, s’était-il dit, cyniquement. Les Casselliens étaient humanoïdes, comme la plupart des membres de l'alliance, mais ils possédaient une sorte de lien universel qui les reliait tous ensembles. En tant qu'habitants de la Terre aucun des membres de la délégation ne possédaient un tel lien. Les Casselliens étaient rarement entrés en contacts avec d'autres civilisations. Comme ils s'auto suffisaient, les pourparlers avaient été longs avant qu'ils ne se joignent enfin à l'alliance. Ce soir-là, au banquet, lui s'emmerdait, ne sachant pas exactement ce qu'il faisait là, ni comment agir. Comme si elle avait senti son malaise, elle s'était approchée et avait engagé la conversation. Les Casselliens avaient cette vertu, ils ressentaient toujours beaucoup d'empathie pour toute créature vivante, probablement un effet secondaire de leur fort lien télépathique. Il avait de la difficulté avec cette notion de collectivité, lui habitué à vivre seul aux commandes de son vaisseau.

     Elle l'avait questionné sur son monde, ainsi que sur les endroits qu'il avait visités. Elle semblait vraiment intéressée, et, finalement, il avait fini par trouver la soirée agréable. Une fois le banquet terminé, elle avait offert de le reconduire à sa chambre, à l'autre bout de la cité. Il avait accepté avec empressement, redoutant d'avoir à accompagner, une fois de plus, le gratin des dignitaires.

     Une fois arrivés, il l'avait invité à entrer; elle était resté pour la nuit. Elle était vraiment très belle et lui, très ignorant des lois de la planète parfaite.

*

     Soudainement, comme s'il émergeait d'un rêve, son corps commença à dégeler et son esprit, une fois de plus, perdit le contact avec ses souvenirs. Il eut à peine le temps de se rappeler que c'était ainsi chaque matin que, rapidement, cette notion perdit toute importance. Il fut bientôt sur ses pieds, souffrant à la fois du froid et de la chaleur. C'était comme si ses entrailles étaient toujours gelées mais que sa peau s’embrasait sous l’ardente caresse du soleil. Il se mit à marcher droit devant, où ses pieds voudraient bien le porter. Où était-il ? Quelque part, camouflé tout au fond de son esprit, il était certain d'avoir la réponse à cette question, mais elle l'éludait. Il lui semblait qu'il cherchait quelque chose, mais quoi ?

     Depuis combien de temps marchait-il dans ce désert sans fin ? On lui aurait répondu que cela faisait des millénaires qu'il n'eut pas été surpris. Depuis quelques heures déjà, il entendait une voix dans sa tête. Au début, il avait tenté de comprendre ce qu'elle disait, mais maintenant, il ne faisait qu'essayer de l'ignorer. Il ne comprenait pas ce qu'elle voulait. Il avait l’impression qu'il perdait ses esprits... et d'une certaine façon cette idée l'apaisait. Il voyait la perte de son intellect comme une sortie de secours à cet horrible endroit. Mais il savait également qu'il était ici pour expier quelque chose et qu'ils ne le laisseraient pas s'échapper si facilement. Il s'arrêta, tomba à genoux et hurla le plus fort possible jusqu'à ce qu'il n'ait plus aucune force et qu'il sombre dans l'inconscience.

     C'est la pluie sur son visage qui l'éveilla. Avant même d'ouvrir les yeux, il put constater qu'il tombait des cordes. La première chose qu'il vit, en ouvrant les yeux, fut un éclair qui déchirait le ciel. C'était à la fois effrayant et terriblement beau. Mais, il eut à peine le temps de réaliser qu'il n'aurait pas dû chercher à échapper à son châtiment qu'il fut frappé par la foudre. Il n'y avait pas d'issue à cet enfer; une fois de plus, il était puni pour n'avoir pas respecté les règles.

*

     Comme toujours, avec l'inconscience les souvenirs revinrent. N'y avait-il aucun moyen d'y échapper ? Si la souffrance n'était pas physique, elle devenait mentale, cette dernière étant, de loin, la pire. Si seulement il pouvait se rappeler ce simple détail durant les heures où le soleil le brûlait.

     Le jour suivant, il s'était éveillé et elle dormait toujours à ses côtés. Sans faire de bruit, il s'était habillé et avait quitté la chambre. Les dignitaires devaient partir dans trois jours, qu'allait-il faire entre temps ? Comme il marchait dans les rues de la ville, il remarqua les regards que les passants lui jetaient et cela le mit mal à l'aise. Il prit un transport jusqu'à son vaisseau. Il allait y rester jusqu'à son départ. Il ne voulait pas retourner à l'hôtel, au cas où elle y serait toujours. La soirée avait été amusante mais ils étaient... bizarres. Cette façon qu'ils avaient d'être en constante communion les uns avec les autres lui laissait un drôle de goût dans la bouche. Il avait l'impression d'avoir fait l'amour avec des milliers de yeux braqués sur eux. L’idée était loin de lui plaire. C'est comme si tous savaient qui il était, ce qu'il valait.

     Il était à bord du vaisseau depuis quelques heures à peine lorsque le signal l'avertit de l'arrivée de quelqu’un. Regardant dans le moniteur, il vit que c'était elle. « Merde ! Et maintenant quoi ? » Comme il ne pouvait la laisser à l'extérieur, il la laissa donc entrer. Elle était vraiment pâle. Que lui avait-il dit la nuit dernière ? Il espérait fortement ne lui avoir fait aucune promesse irréfléchie ! Il avait bu pas mal et savait que cet état l'amenait souvent à dire n'importe quoi. Elle ne parla pas beaucoup. Elle voulait seulement savoir quels étaient ses sentiments à son égard. Il lui fit clairement comprendre que, bien que la nuit dernière ait été agréable, c'était tout. Il fut même un peu rude, voulant être certain qu'elle n'entretiendrait pas de faux espoirs. Elle le quitta doucement comme elle était arrivée.

     Le jour suivant, il fut arrêté.

*

     Il s’éveilla avec l’impression de sortir d’un cauchemar... où était-il ? Un terrible pressentiment pesait sur lui, il devait accomplir quelque chose, mais quoi ? Fiévreusement, il se leva et se mit en marche. Après quelques heures de marche sous le soleil brûlant, il arriva en un endroit où il y avait des ossements épars. À qui appartenaient-ils ? Ils étaient bien propres, comme s'ils étaient là depuis fort longtemps. En regardant de plus près, il aperçut quelque chose de brillant dans le sable juste à côté des ossements. Il vit que c'était un collier fait d'un métal incandescent avec un pendentif au motif complexe. Bizarrement, il lui semblait familier. Ne sachant pas quoi faire d'autre, il le prit et le mit dans sa poche. Puis il se remit en marche, cherchant toujours ce dont il ne parvenait pas à se rappeler.

     Il avait marché toute la journée et la nuit tombait, il s'effondra sur le sol, gelé au point de ne plus pouvoir se mouvoir. Il croyait être en train de mourir.

*

     Il avait subi son procès la semaine suivante. Il était accusé d’avoir infecté la Cassellienne avec son humanité. Pour son plus grand malheur, elle était tombée enceinte après leur unique nuit ensemble et porter un enfant humain lui avait fait perdre la connexion la reliant à son peuple. Il n'avait pas voulu reconnaître l'enfant, de toute façon on ne le lui avait jamais vraiment demandé. Ils lui dirent qu'il aurait du être assez intelligent pour ne pas mettre enceinte une de leur plus précieuse citoyenne. Il avait réalisé rapidement qu'il ne comprenait pas du tout les Casselliens. Sa crucifixion avait eu lieu un mois après son arrestation. Elle s'était enlevée la vie. Jamais auparavant, dans l'histoire de leur peuple, il ne s'était produit quelque chose de semblable. La population entière avait été secouée. C’est alors qu’on avait coupé court à son procès et qu’on l'avait envoyé dans le désert des criminels. Cette sentence était sans appel. Pas que personne ne s'était vraiment soucié de son sort. Ils étaient tous beaucoup trop occupé à essayer de convaincre les Casselliens de se joindre à l'alliance malgré l’incident. Qui se souciait de la vie d'un minable petit pilote dans les grands enjeux de l'univers ?

     Il avait été condamné à arpenter le désert à tout jamais, souffrant physiquement le jour et mentalement la nuit. Ce qu’il avait fait était la chose la plus abjecte qu’un être vivant ait perpétré sur Casselli depuis des générations. Pour les Casselliens, l'empathie était primordiale et il avait été reconnu coupable d'égoïsme au plus haut degré, à un degré tel, qu'il en avait coûté la vie d'une personne. Pour une telle offense, il n'y avait pas de pardon possible. Ils l'avaient endormi et, à son réveil, il s'était retrouvé ici, dans cet enfer de sable, condamné à y marcher jusqu'à la fin des temps. Chaque matin ses souvenirs l'abandonnaient, ne lui laissant juste assez d'humanité que pour survivre. Chaque matin était comme la première fois qu'il s'éveillait ici, aucun réconfort dû de l'habitude pour l'aider. La nuit venue, au moment où son corps gelait, ses souvenirs revenaient, comme en ce moment et il se demandait s'il y avait quelque chose qu'il aurait pu dire ou faire qui aurait pu changer sa situation. Étrangement, il ne ressentait toujours aucune empathie pour la femme, il ne comprenait pas pourquoi ses actions avaient été si condamnables. Partout dans la galaxie les gens se rencontraient et partageaient des nuits de plaisir ainsi. Pour lui, ils avaient tort et il avait raison.

     Au petit matin, la caresse brûlante du soleil le fit se lever et chercher un refuge contre les rayons du soleil. Il marcha et marcha, une voix dans sa tête lui disait d'avancer. Qu'est-ce que c'était que cette voix ? L'essence en semblait féminine et il savait qu'il l'avait entendu auparavant, mais où ? Quand ?

     Il mit la main dans sa poche et sentit quelque chose, c'était une chaîne avec un pendentif au motif complexe, où s'était-il procuré cela ? Il le mit autour de son cou et regarda le médaillon quelques instants, essayant vainement de se rappeler d'où il venait. Le jour passa, chaud et lent, puis le froid le saisit.

*

     Lorsqu'ils l'avaient envoyé ici, ils lui avaient donné un pendentif avec un motif complexe. Ils lui avaient dit qu'il contenant l'essence de la femme dont il avait causé la mort et qu'il était condamné à la porter avec lui jusqu'à ce qu'elle trouve la paix. À ce moment seulement, peut-être aurait-il une chance d'être libéré. Mais, c'était peu probable. Il avait réalisé rapidement que ce n'était qu'une torture de plus infligée à son esprit, un faux espoir implanté pour les longues heures nocturnes. Il entendait sa voix sans cesse, mais pas ce qu'elle disait, il ne ressentait que sa douleur, son angoisse d'être morte et de ne pas le comprendre.

*

     Au matin, comme le soleil le réchauffait, il se battit pour ne pas perdre ses souvenirs de la nuit précédente, se répétant sans cesse « elle est dans le collier, la femme à cause de qui je suis ici est dans le collier... ». Il se mit en marche, répétant ces mots sans cesse... jusqu'à ce qu'ils perdent toute signification. Au loin, quelque chose accrocha son oeil, cela brillait au soleil. Il s'approcha et vit un cadavre à moitié pourri au soleil avec un pendentif... comme le sien. Il tomba à genoux et creusa dans le sable. Il trouva un bracelet-montre... comme le sien. Il découvrit son poignet et s'aperçut qu'il ne portait pas sa montre. Il toucha son cou, il ne portait plus non plus le collier. Qu'est-ce qui se passait... Soudainement le flot de ses souvenirs lui revint brutalement... Il se rappela Casselli, la femme, le procès... et sa mort... non, ses morts... chaque nuit il mourait, chaque fois que ce maudit soleil se couchait il mourait et laissait un cadavre de plus sur cette maudite planète. C'était cela son châtiment, et tout ce temps elle était là avec lui, l'infectant avec ses sentiments. Il s'affaissa sur le sable, pleurant, criant, frappant le sable de ses poings jusqu'à ce qu'il ressente une douleur fulgurante. Il se perdait, son esprit quittait son corps. Il savait qu'il allait mourir.. encore... seulement pour renaître le jour suivant, transportant la souffrance de cette femme avec lui comme une croix. Il connaissait maintenant le sens des mots à tout jamais.

FIN

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Publication : Brin d’éternité # 3, automne 2004