«Dans un grain de sable»

    
Zut ! Flûte! Et re-zut ! J’ai perdu mon grain de sable et, de tous les endroits possibles où le perdre, c’est sur une plage dorée que je l’ai échappé. Que faire ? Que faire ? Sans ce grain, ma vie ne rime à rien. Car, dans ce grain réside rien de moins que la clef de la création. Dans ce simple grain — qui l’eut cru ? — réside le moyen de devenir maître de l’univers à mon tour. Ah ! C’est qu’il était malin l’artisan premier. Même lui a dû se servir de quelque chose afin de créer l’univers, mais qu’en faire par la suite ? Où le cacher alors que lui-même n’existe que dans une dimension exempte de toute matérialité ? Ça, ce fut un coup de génie, pas pour amoindrir le grand éclat que fut mon emberlification dans ses plans ou la création elle-même, mais de cacher l’instrument ultime dans un tout petit grain de sable; cela relève du génie le plus pur. C’est grâce à cette action que, moi, j’ai du respect pour l’Éternel. L’univers, l’air, l’eau, le feu, l’homme, c’est bien, oui. Je règnerais bien sur tout cela, d’accord, mais ce serait inhabité que ça ne changerait pas grand chose à l’affaire. En ce moment, d’ailleurs, et je l’avoue bien humblement, je quitterais tout ça et je me contenterais de retrouver l’immatérialité dont l’être premier m’avait gratifié à mes débuts. Mais, ce qui serait encore mieux, ce serait de posséder, à mon tour et comme prévu, le grain spécifique et de régner sur toute la création et plus encore. Car, qu’est-ce qui m’empêcherait, par la suite, d’élaborer ? Même, à la rigueur, de tout détruire et de recommencer sur un canevas vierge ?

     Seulement, j’ai perdu mon grain. Après une virée probablement mémorable —bien que je n’en aie aucun souvenir ! — mon grain de sable, que j’avais précautionneusement rangé dans une fiole incassable, n’y était plus. Ou plutôt, la dite fiole, classée incassable, s’était cassée et de grain de sable, pfft ! Parti en poussière rejoindre ses congénères en tous points semblables à lui. Sauf, bien sûr, pour le pouvoir contenu dans son infiniment petit, mais oh combien puissant, intérieur ! Ce qui me ramène à mon point de départ : Zut ! Flûte ! Et re-zut ! Que faire sans mon grain de sable ? Avoir tenu tout le pouvoir de l’univers et plus entre ses doigts et l’avoir perdu… Quel imbécile quand même ! Mais, qui est à blâmer ? Le Créateur ou sa créature ?

     Depuis les balbutiements de la création que je recherche cette arme ultime. C’est qu’il m’en a fallu du temps avant de découvrir que c’était à l’intérieur d’un si petit grain que se cachait l’objet de ma convoitise. Ensuite, pas moins de quelques millions d’années avant de réussir à seulement mettre au point l’instrument permettant de reconnaître le grain d’entre tous les autres. Plusieurs millénaires avant d’être bien certain qu’il se trouvait sur cette planète maudite et, enfin, plus de dix milles ans de ratissage minutieux pour enfin le trouver et je le perds… le soir même de sa découverte. Sa Grandeur doit bien se marrer dans son intemporalité. Mais comprend-il seulement le temps que j’ai mis à le retrouver, cet infecte être supérieur du haut de sa solitude infinie ? Pendant ce temps, lui, il créait des petits bonshommes à son image, paraît-il. Mon œil, oui ! D’image, il n’en a pas l’Incorporel. Et, c’est sur moi qu’il s’est pratiqué toutes ces longues années, le Pas-si-Futé !

     Il y déjà plus de vingt-quatre heures que j’arpente la plage, cherchant mon petit grain de sable. Quelles sont mes chances de le retrouver… une deuxième fois ? Je n’ai pas d’âme à vendre au diable, d’ailleurs, j’ai bien peur que ce ne soit moi, le diable des légendes et les âmes, je n’achète pas; surtout pas la mienne. Seulement, maintenant que j’ai perdu le grain premier, je n’ai plus beaucoup d’années avant que la vieille mort ne vienne m’enlacer pour un baiser qui, cette fois, sera le dernier. Quelle idée aussi d’abandonner ma forme première pour un jeu aussi stupide ! Jamais, je n’aurais dû accepter de ne conserver mon immortalité que jusqu’à la découverte du grain. C’est cette subtilité qui me perdra. Les contrats déments et leurs clauses en petits caractères, c’est plutôt ça qui est à l’image du Créateur ! Seulement, comment aurais-je pu imaginer que je perdrais mon grain le jour même de sa découverte ? Le pire, c’est que je sais bien qu’il n’y a pas d’entente possible avec Lui; je vois bien qu’il a pris goût à régner sur son petit univers. Je l’ai bien vu dans ses yeux, les quelques rares fois où il a daigné s’incarner pour venir bavarder avec moi. Ce rôle de Père de l’univers lui plaît. On dirait un enfant avec un nouveau jouet. Oh mais, tiens, mais n’est-ce pas un de mes compagnons de virée qui arpente, lui aussi, la plage devant moi ? Peut-être aurait-il vu mon grain de sable ?

     L’homme me semble plus vieux que dans mon souvenir, il me faut avouer, qu’une fois les vapeurs de l’alcool dissipées, c’est une constatation que j’ai souvent faite et, quelle que soit l’époque, ce fait est immuable. Les gens sont toujours plus laids, plus vieux et plus tristes le lendemain et ce, depuis que l’homme existe. Je lui demande, comme ça sur un ton anodin, s’il n’aurait pas eu connaissance du moment où une fiole, qui se trouvait dans ma poche la veille au soir, se serait cassée ? Bien sûr, qu’il me répond, sur un ton doucereux qui me met la puce à l’oreille. Je me la gratte pendant qu’il ajoute que c’est lui qui a fait en sorte qu’elle se casse. Il rajoute, que ce grain de sable n’est pas un jouet pour les enfants. Comme je cesse de me gratter l’oreille pour me fâcher, un être immatériel sort de l’enveloppe corporelle du vieil homme. Le Créateur ! L’Éternel ! L’Immatériel ! …Le salaud !

     Piégé ! Je me suis laissé piéger comme un vulgaire novice avec l’arme la plus bassement humaine qui soit : l’alcool. Alors qu’il avait tous les pouvoirs à portée de la main, qu’est-ce qui lui permet de récupérer son grain de sable ? Les verres qu’il me paye ! C’est d’une bassesse, d’une bassesse… typiquement humaine à l’image de sa création ! Pour un être désincarné, il a joliment le tour d’embobiner les gens !

     Ce qui me fâche le plus, — et je lui laisse savoir ! — c’est qu’il a triché le fumier. Je lui rappelle que notre entente était claire : j’abandonnais entre ses mains l’immatérialité, l’intemporalité et l’immortalité, qu’il m’avait au début concédées, (probablement parce qu’il était incapable de faire autrement, le Malhabile !) jusqu’au moment où je retrouvais le grain. C’est alors moi qui aurais tout le pouvoir et lui qui s’incarnerait et chercherait. J’ajoute, au cas où il aurait oublié, que c’est moi qui avais eu l’idée de doubler ainsi notre pouvoir et de l’utiliser à tour de rôle ! Dans la première partie, il devait me faire créature à l’image des habitants du petit univers qu’il s’apprêtait à construire et j’avais autant de vies que besoin afin de retrouver le grain et qu’on troque nos places. Déjà que ce fut long avant que Sa Lenteur peaufine sa création ! Il ne faut pas oublier que je n’avais plus l’intemporalité, moi, dans tout ça ! D’accord, j’étais toujours immortel, mais le temps, je le sentais maintenant passer et ce n’est pas une chose à laquelle on s’habitue. Et, c’est ainsi qu’il me remercie ! En me volant mon tour, l’Ingrat ! D’accord, il est également mon créateur; je suis, dans toute ma splendeur, sa toute première création, mais c’est l’une de ces situations où l’élève a dépassé le maître. Après tout, il lui a fallut mon essence, en plus de la sienne, afin de parvenir à créer tout cela. Et il n’a jamais été capable de recréer un être aussi parfaitement à son image que moi. Sûrement, il ne réalise pas le temps que j’ai passé en recherches, l’Intemporel Tricheur ! Le grain m’appartient, c’est mon tour ! Le salaud, lorsqu’on se crée un ami et qu’on établit des règles on les maintient. D’ailleurs qu’est-ce que cet être immatériel tout juste bon à créer un autre être vaporeux à son image ? Si ce n’avait été de moi, il n’aurait jamais eu la force nécessaire à la création. C’est grâce à moi tout ça ! Parce que je lui ai donné ma force !

     L’Éternel me regarde m’échauffer avec un calme olympien, puis il ajoute que les chances que j’aie trouvé le grain une première fois étaient infinitésimales et que celles que je le retrouve dans cette dernière vie — il a bien dit dernière vie — gravitent autour du zéro absolu. Alors, si je voulais passer le peu de temps — et il insiste sur ces mots, l’Éternel — qu’il me restait à courir derrière un chimérique grain de sable, cela me regardait. Juste avant de quitter le monde matériel pour de bon, il me porte le coup de grâce : je suis un accident de parcours. Il n’avait jamais eu l’intention que je retrouve le grain, tout ce qu’il voulait était plus de puissance, ma création, comme être distinct, était une erreur.

*

     Eh bien, cela fait maintenant près de cinq ans que j’arpente plage après plage, désert après désert dans l’espoir de retrouver l’arme absolue et de me venger. Mais, c’est la fin. Seul, au milieu du désert, je vois la vieille mort avec qui j’ai pactisé si longtemps et qui me cherche pour la dernière fois. Je n’ai plus d’entente avec Lui, elle a pris fin au moment où j’ai retrouvé le grain. Aucune clause ne me protégeait advenant le cas où je le perdrais. Il avait tout prévu. Ce qu’Il doit s’amuser là-haut et tout autour ! Depuis des jours la vieille noire me talonne. Mais, tant qu’elle ne me rattrapera pas, je pourrai continuer à chercher mon grain de sable ; tant qu’elle ne sera pas sur moi, j’aurai encore la chance de renverser la situation. Peut-être pourrais-je pactiser avec elle sans son secours à Lui ? Après tout, on se connaît bien elle et moi, on pourrait renverser le capitaine, ça s’est déjà vu. La voilà qui arrive, je sens son haleine, je…

FIN

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1re publication : Brins d’éternité #1 avril 2004, Canada
2e publication : Géante Rouge #2 février 2006, France
Finaliste prix Merlin 2005